ANACHRONISME
Un très vieux couple, dans les rues
Piétonnes de l’ancienne ville,
Va d’un pas rendu difficile
Par cumul des jours incongru,
Et le rare passant qui passe
Ignore, jusqu’au dernier vers,
S’ils furent enfants de Prévert
Riant de tout et des menaces
Pour se consacrer à ce mal
Irriguant soudain leur peau tiède
Et le vivre sans intermède,
Ne pensant qu’à lui, c’est normal,
Si le temps méchant évapore
Un cordon de nuage entre eux
Ou ce sentiment fabuleux
Comme la plante mandragore.
DESHERENCE
Sur le chemin pierreux où les
Mulets poudreux portaient l’araire,
Depuis redevenus poussière,
Tout au long des murs éboulés
Je vais mon pas. La forêt mord
Le replat de vieilles terrasses
Où grandirent des blés, l’espace
Ne s’ouvre plus au vent du nord.
J’entends comme une voix de femme
Mais, qui sait, du ruisseau montée,
Le chant d’une grive attardée
Vous ment parfois, vous brise l’âme.
Des voix d’hommes aussi, d’enfants
Chassant d’un carré vert la chèvre,
Au moins ont-ils connu la fièvre
Des jeux de leur âge. J’entends
Un instant ces voix disparues
Et je prie pour qu’un jour revienne
En ces lieux cette vie ancienne
Quand la mienne se sera tue.
DES RUINES
Au croisement des voies sans nom
Au plein de bois d’ample surface
Les pins et sept chênes effacent
Les murs effrités de maisons,
Des gens montés d’autres collines
Les avaient bâties comme il sied
Quand les seigles battaient le pied
De celle-là que l’on devine.
Venait-il rosier ou lilas
Au coin des portes maladroites
Si souvent cloutées à la hâte
Car le seigle n’attendait pas ?
Plus de rose ou lilas futiles
Ni d’homme, et dans ces lieux ne luit
Qu’un seul fantôme blanc, celui
D’un oratoire aux rares tuiles.
Ecoutez ceux qu’on n’entend plus
Appeler l’enfant ou la chienne,
Ecoutez et qu’il vous souvienne :
Ils ont souffert, ces disparus,
Se sont aimés. Leur vie, on pense,
A durement coulé ici
Sans ruisseau ni source, sans puits,
Sans les lampions de la danse.
Mais seul vous parviendra le chant
D’un merle ou du vent dans les branches
Des chênes et des pins et l’anche
De quelque passereau migrant,
Pas les voix aujourd’hui taries
De navigateurs éphémères
Touchant au hasard une terre
D’où ils sont déjà repartis.
LES IRIS
Violet, l’iris colonise
Les cimetières de chez nous.
Au coin des murs, où se dénoue
Le vent du nord en mille brises,
Quand renaît le temps des cerises
Il pique ses lances verdies
Au souffle des morts endormis
Vers le clocher blanc des églises.
Puis il fleurit hâtivement
A la couleur épiscopale
Dispersée par taches étales,
Elles dureront un moment.
Mais peu importe à nos parents,
Aux anciens dormeurs androgynes
Sous le feutrage des racines,
La palette de ce printemps.
Calfeutré l’hiver dans la terre
Et ses feuilles l’iris attend,
En froide patience il prend
Son mal, au coin des cimetières.
L’été reviendra mais nos frères
Ne savent le trop ou l’assez
Et dans leurs costumes glacés
Ne se lamentent ni n’espèrent.
MORT AUX POETES
Afin de ployer nos carcasses
Accuse-nous d’habileté,
D’avoir recours au procédé,
La scie des cigales s’y lasse…
De gérer l’imagination
Où seul azur serait de mise,
Changer contre notre chemise
Cérébrale machination…
Harangue-nous : voici le temps
De bâillonner l’air qui vous hante
Et de brûler tous, à cinquante,
Les poèmes de vos seize ans…
Je répondrai, peux-tu m’entendre,
Ce n’est pour personne à part moi,
Naïvement, qu’au fil des mois
Je bâtis ces châteaux de cendre.
...
Au rosier de nom inconnu,
Trop vieux comme va toute chose,
On ne voyait la moindre rose
Et tu lui tendis ton bras nu.
Tu n’as pas eu peur, pas failli,
De chaque piqûre profonde
Une fleur merveilleuse et ronde
En rouge corolle a jailli.
LES CLOCHERS
Chaque heure au clocher comme un ange noir
Si lourd nous dormons dans l’heure émeraude
S’en va vers le jour, l’ange emporte en fraude
Le temps gaspillé sans se faire voir.
Les soirs d’insomnie quand de guerre lasse
On suit des chevaux lancés au galop,
Surpris par leur son nous ne savons trop
Entendre la vie ou l’ange qui passe.
Chaque heure perdue finirait rangée
En quelque trésor sur un bord du monde,
Virtuellement car la terre est ronde,
Prête à resservir pour un étranger ?
Croyons-le, sinon prions à sa fuite.
Veilleurs, écoutez la nuit les clochers
Nous avertissant à bruit familier
Que tous ces beaux jours n’auront pas de suite.
L’EXOTISME NE PASSERA PAS
Pas d’ilang-ilang au jardin
Où chaque année meurent les roses,
Pissarro l’aurait peint, si j’ose,
De vanille ou d’hibiscus, point.
Pas de jacarandas, la pomme
Y rougit les bonnes années,
L’âme algérienne du figuier
En été flotte à hauteur d’homme,
Pose Istanbul à portée quand
La fièvre d’horizons vous ronge,
Tiennent lieu de Pérou les songes
Et les phosphènes de volcans.
Mais pourquoi rêver cabotage
Sur un bateau blanc, dans les ports
Indienne lisse aux bijoux d’or ?
Repartir n’est plus de mon âge.
Les ailleurs naviguent en moi :
Lorsque des nues viennent d’Afrique
Poussées par les vents atlantiques,
Je cargue leurs voiles de soie.
OBSESSION
Comment vivre sans chatte amie
Les jours de novembre, les nuits
Du vent d’ouest de l’insomnie
Lorsque je voudrais, minuscule
Insecte, pas même homoncule,
Dormir loin de tout ridicule,
Loin du froid et de l’angoisse entre
Ces seins venus de l’âge, au centre,
Lové dans la touffeur du ventre,
Ces seins de statues très anciennes
Imités de louve ou de chienne
Et qu’ont les déesses païennes.
Au long des novembres mortels
Je ressens le besoin charnel
D’adorer les chats éternels.
SERENITE
A l’aplomb des cirrus langés,
En tableau calme de sublimes
Troupeaux s’alignent, arrangés
Proprement au bord des abîmes
Normalisés, du paysage
De bouleaux, mélèzes, sapins,
Sans défier la brise sage.
Il ne manque pas un lopin.
Le bois coupé, les volets frais
Disent les hommes travailleurs.
La femme gère à menus frais,
L’instituteur seul vient d’ailleurs
D’où, de temps en temps, le facteur
Dépose une carte – merveille.
Courage et paix sont dans les cœurs,
Les bancs de la place au soleil.
Ainsi dérivent les saisons
A froid pesé, juste chaleur,
Ainsi commande la raison.
Parfois me hante la douceur
De lunes sur des mers étales,
D’alcool en flacons amicaux,
Cette douceur d’amours vénales
A l’ombre de murs tropicaux.